La Bourse de Paris a réagi au résultat de l'élection présidentielle par une des baisses les plus violentes qu'elle ait jamais enregistrées (1). » Dans son numéro publié au lendemain de l'élection de François Mitterrand, Le Journal des Finances donne le ton : comme François Ceyrac, président du CNPF, il est convaincu que « la France a basculé ». Et, sans trop y croire, le journal tente de mobiliser ses lecteurs-électeurs pour les législatives à venir, écrivant : « Les électeurs pourront choisir par leur vote entre un réformisme acceptable et un socialisme avancé. »
Le choc boursier, il est vrai, a été brutal. Le lundi 11 mai, la Bourse, « prise de panique », connaît un véritable krach : « Le marché de Paris, poursuit Le JdF, a ouvert lundi sous un tel afflux d'ordres de vente que seulement dix sociétés ont pu être cotées, avec des baisses de 7 à 12 %, les autres étaient réservées à la baisse sans transaction possible (2). » Le lendemain, une nouvelle chute de 12 % permet à 80 actions françaises d'inscrire un cours. Conclusion du JdF : « La Bourse de Paris retrouve un peu de sang-froid et devrait se stabiliser provisoirement après une baisse de 25 à 30 %. » Au total, près de quarante valeurs ont chuté de plus de 30 %. Bis, Ecco, Matra, Compagnie Bancaire, Cetelem, Manurhin perdent même plus de la moitié de leur valeur.
A noter que les investisseurs ont des réactions extrêmement contrastées, avec des résultats à terme qui le furent tout autant. Témoin, ce riche héritier qui s'affole et place son argent aux Etats-Unis, où la chute du dollar lui fera bientôt perdre près de 40 % de son avoir. Ou, à l'inverse, ce gros paysan du Poitou qui, ayant vendu son exploitation, en confie le montant à un gestionnaire de Poitiers. Ce dernier a un principe : après des premières folies, la gauche au pouvoir finit toujours par devoir rassurer le « mur de l'argent » et par prendre des mesures bénéfiques au marché. Il se précipite à Paris et achète les titres décotés. Résultat : ses clients, dont notre paysan poitevin, profiteront à plein de la flambée de la Bourse dans les années 1985-1987.
Mais au printemps de 1981, on n'en est pas là. Malgré la dislocation de l'alliance avec le Parti communiste, François Mitterrand, plus que jamais « à gauche toute », est déterminé à mettre en oeuvre ce qui effraie le plus la Bourse : le programme des nationalisations. Celles-ci sont la bête noire du Journal des Finances. En avril déjà, sous le titre « Nationalisations, un mal dont on ne peut mesurer l'ampleur », il écrivait : « M. Mitterrand n'est pas un magicien. Il risque, au nom d'une idéologie qui jusqu'ici n'a réussiqu'à prouver ses défauts, de ruiner l'Etat et la liberté de ses citoyens (3). » Mais le nouveau président de la République y tient, malgré les conseils de modération des Delors, Rocard, Cheysson ou Badinter, qui plaident pour des privatisations partielles. « Pourquoi payer 100 % ce qui pouvait être acheté à moitié prix ? », remarque avec bon sens Michel Rocard. Mais c'est compter sans l'idéologie.
Contrairement aux illusions de certains, Mitterrand est bien décidé à mettre en oeuvre tout ce qu'il a promis. Franz-Olivier Giesbert, biographe de Mitterrand et de Chirac, écrit : « C'est le temps où François Mitterrand, rêvant de transfigurer la France, parle en révolutionnaire incompris. C'est le temps où, dans le même emportement, il s'en réfère à Lénine ou à Allende. Il se croit engagé dans un combat total face aux forces de l'argent. Jamais personne, depuis longtemps, ne s'était cabré contre elles avec autant de véhémence. » Pierre Bérégovoy, secrétaire général de l'Elysée, confirme à l'auteur de ces lignes en juin 1981 : « N'écoutez pas Jacques Delors, nous appliquerons notre programme, nous ferons toutes les natio nalisations promises...
- Pourquoi cette politique à gauche toute ? - Parce que celui qui est à côté (il indique du geste le bureau du Président) est le plus à gauche d'entre nous. »
Et c'est ainsi que bientôt neuf groupes industriels, trente-six banques et deux compagnies financières passent sous le contrôle de l'Etat. A la grande colère du JdF, qui dénonce « la France marxiste où nous mène le gouvernement (4) » et qui mène une vigoureuse campagne contre « le cancer socialiste qui ronge l'économie française ». Il est vrai que le gouvernement Mauroy donne du grain à moudre à un journal consacré à la défense des épargnants. Le JdF s'en prend avec vigueur aux nationalisations, qui amorcent « l'engrenage du collectivisme dont on sait comment il commence avec Kerenski et comment il finit avec Staline (5) ». Il leur reproche de vider le marché financier national de sa substance : « La Bourse n'aura plus qu'une activité réduite, ce qui anéantit les espoirs de faire de Paris une place financière réduite (6). » Il prend la défense des « sinistrés du 10 mai », les actionnaires des entreprises nationalisées. Il attaque les mesures fiscales dont le principe de « faire payer les riches au nom de la solidarité nationale dissimule mal une volonté de nivellement aussi démagogique que dommageable ». Suppression de l'anonymat sur l'or, création de l'impôt sur la fortune, majoration de l'impôt sur le revenu pour 2 millions de contribuables, plafonnement du quotient familial, etc. Le JdF ne décolère pas devant toutes ces « mesures égalitaristes » : la France, écrit-il, « vient de contracter ce que les notices nécrologiques appellent une longue et douloureuse maladie (7) ».
La première victime en est le franc. Le 21 mai, alors qu'il remonte les Champs-Elysées dans la voiture du président, Pierre Mauroy évoque une dévaluation du franc et une sortie du Système monétaire européen. Réplique de François Mitterrand : « On ne dévalue pas la monnaie d'un pays qui vient de vous faire confiance ! » Le problème est que la confiance des marchés n'est pas au rendez-vous : un strict contrôle des changes doit être mis en place, tandis que la Banque de France fixe son taux directeur à 22 %.
Mais le franc n'obtient qu'un répit et il est nul besoin de lire le best-seller de l'été - un ouvrage sur Nostradamus - pour prédire son inévitable dévaluation. Le 4 octobre, il est déprécié de 8,5 %, avant de subir en juin 1982 un nouveau décrochage de 10 %. Mais, cette fois, l'opération s'appuie sur un sévère plan d'accompagnement. Oublié le principe socialiste selon lequel il faut « faire payer les riches » : tous les Français sont touchés, les prix et les salaires sont bloqués pour quatre mois, et les accords salariaux avec clauses d'indexation sont suspendus. La fête est finie.
(1) Le JdF du 14 mai 1981. (2) Ibid. (3) Le JdF du 23 avril 1981. (4) Le JdF du 11 juin1981. (5) Le JdF du 22 octobre 1981. (6) Le JdF du 17 septembre 1981. (7) Ibid.