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Créé en 1867, Le Journal des Finances fête cette année ses 140 ans. L'historien et journaliste Georges Valance revient sur la manière dont votre hebdomadaire a accompagné les épargnants.

Les conférences de presse du général de Gaulle étaient, comme chacun sait, des grand-messes. Mais des grand-messes qui lui donnaient chaque fois l'occasion de proclamer un point du dogme gaullien. Ce 4 février 1965, le général s'en prend à la manière dont les Etats-Unis font fonctionner à leur profit égoïste le système monétaire international, le Gold Exchange Standard, qui fait du dollar, convertible en or sur la base de 35 dollars l'once, la monnaie de réserve mondiale et celle des transactions internationales. Un privilège que dénonce catégoriquement de Gaulle : « La convention qui attribue au dollar une valeur transcendante comme monnaie internationale ne repose plus sur sa base initiale, à savoir la possession par l'Amérique de la plus grande partie de l'or du monde (...). Le fait que de nombreux Etats acceptent par principe des dollars au même titre que de l'or amène les Etats-Unis à s'endetter gratuitement vis-à-vis de l'étranger. »

Le diagnostic ainsi défini est aussi juste que sévère. Et les experts n'ont pas attendu le général pour le dresser. En encourageant les Etats-Unis à laisser glisser leur balance des paiements qu'ils équilibrent en imprimant des dollars, « le Gold Exchange Standard, écrit Le Journal des Finances, est depuis longtemps accusé, du point de vue de la théorie monétaire, de recéler un principe d'inflation massive et redoutable » (1). Longtemps les Américains ont financé leurs dépenses à l'extérieur (y compris leurs aides) par leurs excédents commerciaux, mais depuis le début des années 1960 ce n'est plus le cas : de 1958 à 1969, le déficit cumulé de la balance des paiements américaine a dépassé les 34 milliards de dollars, dont à peine le quart a été réglé en or, le reste l'ayant été grâce à la planche à billets. La France n'est pas le seul pays à redouter les conséquences inflationnistes de tels dérapages. Mais elle est la seule à réagir, du moins publiquement. Soit que les autres grands pays redoutent de casser la croissance mondiale alimentée par les Etats-Unis ; soit qu'ils dépendent encore politiquement et militairement trop de Washington pour lui déplaire. En tout cas, depuis 1961, alerté par Jacques Rueff, de Gaulle a commencé par faire progressivement convertir en or les excédents en dollars issus de notre balance des paiements. Il s'agit de dénoncer dans les faits l'hégémonie américaine et aussi de protéger les avoirs français d'une dévaluation du dollar dont on parle de plus en plus. La Banque de France n'a pas oublié le précédent anglais de l'entre-deux-guerres que rappelle opportunément Le Journal des Finances à la veille de la conférence de presse du chef de l'Etat : « En 1931, lors d'une précédente dévaluation du sterling, la Banque de France détenait d'importants avoirs en livres, qu'elle n'avait que partiellement transformés en or pour ne pas gêner la Banque d'Angleterre, mais celle-ci n'avait pas donné de garanties de change. La perte subie fut donc intégralement supportée par le Trésor français, qui n'avait pas été prévenu par Londres de l'opération envisagée. (2)»

Mutatis mutandis, la France n'entend pas connaître la même expérience avec le dollar. Discrètement d'abord, puis de plus en plus publiquement, et parfois même avec une agressivité inutile, elle exige la conversion de ses dollars en or et le transfert de ce dernier dans les caves de la rue de La Vrillière. De Gaulle, qui n'a pas oublié qu'en 1939 les Américains avaient exigé d'être payés en or pour leurs livraisons d'armes, envisage même d'affréter des avions spéciaux pour ramener l'or à Paris. Mais le Premier ministre le dissuade de cette provocation inutile. En tout cas, les réserves métalliques de la Banque de France passent, de 1958 à 1966, de 511 tonnes à 4.600 tonnes. Elles représentent près de 90 % des réserves totales, de Gaulle ayant décidé que le montant des dollars conservés ne devrait plus représenter qu'un simple volant de trésorerie.

Les Américains prennent très mal cette manifestation de défiance et cela pèsera beaucoup sur les relations entre les deux pays, comme en témoigne l'ambassadeur de France à Washington Hervé Alphand : « Les déclarations du général sur l'étalon or, accompagnées de certains transferts importants en or effectués parParis, ont plus fait pour accroître l'amertume de Washington que n'importe quelle autre crise précédente. (3)» Et les autorités américaines rejettent catégoriquement le projet français de réformer le système de Bretton Woods en le fondant non plus sur le couple dollar-or, mais sur le seul étalon or modernisé. Dans sa fameuse conférence de presse de février 1965, le général avait proclamé : « Nous tenons pour nécessaire que les échanges internationaux s'établissent, comme c'était le cas avant les grands malheurs du monde, sur une base monétaire indiscutable, et qui ne porte la marque d'aucun pays en particulier. Quelle base ? En vérité, on ne voit pas qu'à cet égard il puisse y avoir de critère, d'étalon, autre que l'or. Eh oui, l'or ! » La France a beau admettre que le retour à l'étalon or devrait s'accompagner de la mise en place de liquidités internationales, une véritable campagne est lancée contre elle. On moque la chrysolâtrie du général, son attachement archaïque à « ce tas de métal stérile, ce Fétiche suranné (Keynes) juste bon à garnir les vespasiennes (Lénine) (4)». Plus sérieusement, les experts se partagent entre deux écoles qu'analyse très bien Le JdF : l'école «  française » et l'école « américaine ». La première estime que le monde souffre d'« un excès de liquidités qui est un facteur d'inflation générale et un danger pour l'équilibre économique du monde (5)». La seconde estime à l'inverse que le monde manque de liquidités et qu'il faut en créer au-delà même de ce que permet le Gold Exchange Standard. Force est de reconnaître que, dans les débats qui agitent au cours des années 1960 les membres du FMI sur la réforme du système monétaire, la position française sur l'étalon or sera toujours très minoritaire avant que les événements de Mai-68 ne lui portent un coup fatal.

Et, pendant ce temps, se déroule la première élection présidentielle au suffrage universel (après celle de Louis Napoléon Bonaparte en 1848). En septembre, François Mitterrand annonce sa candidature. Le 5 décembre, le général de Gaulle est mis en ballottage avant d'être finalement réélu le 19. En novembre, la France était devenue la troisième puissance spatiale, derrière l'URSS et les Etats-Unis, en lançant son premier satellite grâce à la fusée Diamant. En octobre, Ben Barka, le chef de l'opposition de gauche au roi du Maroc, est enlevé devant le drugstore Saint-Germain. Au cinéma, Godard fait scandale avec son chef-d'oeuvre Pierrot le Fou, joué par Belmondo et Anna Karina.

(1) Le JdF du 15 janvier 1965. (2) Le JdF du 8 janvier 1965. (3) Hervé Alphand, L'Etonnement d'être. (4) Le JdF du 26 août 1966. (5) Le JdF du 7 octobre 1966.