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Le Journal des Finances avait souvent prédit une crise de régime. En mai 1958, elle est là. Le 13 mai, les partisans de l'Algérie française et les militaires prennent le pouvoir à Alger, provoquant en deux semaines la chute de la IVe République et le retour aux affaires du général de Gaulle. Ses priorités : donner au pays de nouvelles institutions ; régler le problème algérien et éviter à la France la faillite qui la menace.

Pour rétablir la confiance, de Gaulle s'empresse d'appeler aux Finances Antoine Pinay, qui aussitôt fait du Pinay, c'est-à-dire lance un emprunt, clone de celui de 1952, exonéré des droits de mutation et indexé sur la pièce d'or de 20 francs. L'opération connaît un grand succès, même si, observe Le Journal des Finances, « il apporte seulement la très précieuse possibilité d'aménager la solution des nombreux problèmes actuels hors de la pression d'accidents majeurs (1). » Bien vu, car l'objectif véritable du général de Gaulle, est, au-delà de la restauration des finances publiques, de rétablir l'influence de la France et de lui redonner, pour cela, une économie saine et forte. Et comme le Général redoute le conservatisme de Pinay, il place auprès de lui un comité d'experts animé par Jacques Rueff et suivi par un inconnu, un certain Georges Pompidou. C'est ce comité qui concocte ce qu'on appellera le plan Pinay-Rueff, que de Gaulle imposera à ses ministres réticents et qu'il présentera ainsi à la radio et à la télévision au soir du 28 décembre : « J'ai pris la décision de mettre nos affaires en ordre réellement et profondément... Nous avons adopté un ensemble de mesures financières, économiques et sociales qui établit la nation sur une base de vérité et de sévérité, la seule qui puisse lui permettre de bâtir sa prospérité. »

« Une grande semaine monétaire et financière » peut titrer Le JdF, qui estime cependant que « la copieuse note à payer qui nous a été présentée » épargne trop le train de vie de l'Etat et « les structures administratives, dont l'ampleur, et, parfois, la gestion sont un défi au bon sens (2) ». En fait, le journal reflète la grogne de ses lecteurs comme des entreprises devant la note à payer. Personne, en effet, n'est épargné. Et le simple exposé de cette « facture » occupe trois grandes pages du journal. Comme aujourd'hui, les déficits dérapent. Qu'à cela ne tienne ! décide de Gaulle, on coupera dans les dépenses et on augmentera les impôts. Majorations de l'impôt sur le revenu, de l'impôt sur les sociétés, de la TVA et des indirects, taxes accrues sur les alcools et le tabac, suppressions d'exonérations diverses : le tiers de l'effort demandé viendra de l'impôt. Le reste découlera de coupes claires dans les dépenses budgétaires, de suppressions de subventions à l'agriculture et aux entreprises publiques, qui doivent relever leurs tarifs, de la mise en place d'une franchise de 3.000 francs par semestre sur les remboursements de médicaments, tandis que les cotisations sociales sont majorées. Sans oublier la mesure qui fit le plus causer, celle destinée à canaliser tous les mécontentements et à mieux faire passer les autres : la suppression de la retraite des anciens combattants pour ceux « pourvus du nécessaire et qui ne sont pas invalides ». Seuls les investissements de l'Etat sont épargnés : ils sont même accrus de 25 %. Rueff l'a promis : « C'est un budget de sévérité mais en aucun cas de déflation. »

Le plan Pinay-Rueff, en effet, n'est pas seulement un plan d'économie. Sa dimension la plus originale, la plus porteuse, est son option résolument libérale à l'intérieur comme à l'extérieur. L'assainissement des finances publiques est la condition d'une dévaluation réussie qui permette d'aborder dans les meilleures conditions l'ouverture des frontières. Parallèlement, en effet, le franc est dévalué de 17,55 %. Le franc (l'ancien) ne vaut plus que 1,80 milligramme d'or fin, contre 2,11 précédemment. Mais il s'agit là d'une dévaluation de combat qui s'accompagne de la convertibilité extérieure du franc (pour les étrangers).

Car, qu'on se le dise, le Général, élu président de la République le 21 décembre, a tranché : la France participera au lancement effectif du Marché commun. Le traité de Rome est entré officiellement en vigueur le 1 er janvier 1958, mais la première étape d'abaissement des barrières douanières doit intervenir le 1er janvier 1959. Que va faire le nouveau gouvernement alors qu'au printemps Paris a déjà informé ses partenaires que la France ferait jouer les clauses de sauvegarde ? L'assainissement Rueff permet de sauter le pas : le 1er janvier la France entre de plain-pied dans le Marché commun, et, pour faire bonne figure, supprime à 90 % les contingents d'importation !

De Gaulle, qui sait que la monnaie relève aussi de la psychologie, entend couronner l'opération de redressement du pays par la création « d'une nouvelle unité monétaire », le « nouveau franc » ou « franc lourd », qui vaudra exactement 100 anciens francs. Pour de Gaulle, il s'agit de rendre « au vieux franc français une substance conforme au respect qui lui est dû », et de lui permettre de jouer dans la cour des grands avec le deutsche mark ; mais, pour Le JdF, il s'agit surtout d'une « illusion » et d'une « manipulation monétaire peu utile ». Le journal se fait l'écho du mécontentement de ses lecteurs, qui s'inquiètent des perturbations de cette opération dans leur vie quotidienne (3). Et qui, peut-être, éprouvent le sentiment désagréable d'être moins riches, comme ce chauffeur qui se plaint à son patron de ministre : « J'ai lu dans les journaux qu'on allait enlever deux zéros. Alors nous ne serons plus millionnaires. » Réplique du Général à qui le ministre rapporte cette réaction populaire : « En rentrant tout à l'heure, pour le rassurer, dites lui que, au lieu d'enlever deux zéros, on pourrait en mettre deux. Comme ça tout le monde serait milliardaire... (4) »

Rarement, en tout cas, plan de redressement connut des résultats aussi rapides. « On vit alors un curieux phénomène : la panique de la confiance », a pu dire André Maurois lors de la réception de Jacques Rueff à l'Académie française. La croissance approche les 7 % dans les quatre années qui suivent ; l'inflation est maîtrisée ; la balance commerciale est excédentaire, et la France n'a plus à aller mendier les subsides de Washington : dès 1960, elle rembourse l'intégralité de sa dette au FMI, qui atteignait 900 millions de francs. L'année suivante, ses réserves de change dépassent très largement ses dettes. Heureux temps pour les finances publiques et pour la France.

(1)Le JdF daté du 11 juillet 1958. (2) Ibid du 2 janvier 1959. (3) Ibid du 3 avril 1959. (4)Christiane Rimbaud, Pinay, éd. Perrin.