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Il est plus aisé d'imposer des réformes à un peuple vaincu qu'à un peuple vainqueur ou qui s'estime tel. En 1945, le général de Gaulle renonce à mettre en oeuvre la réforme monétaire proposée par Pierre Mendès France avec échange des billets et amputation autoritaire de la masse monétaire. Ainsi aurait été brisée l'inflation et sanctionnés les profiteurs du marché noir. Trois ans plus tard, les Américains n'ont pas les mêmes scrupules à l'égard des Allemands vivant dans les trois zones d'occupation occidentales. Ils y imposent une réforme monétaire brutale, mais qui se révélera la grande chance de la nouvelle Allemagne.

Tout commence le 20 avril 1948 (1). Vingt-cinq experts financiers allemands, convoqués par les autorités militaires américaines, sont embarqués en autobus pour une destination inconnue. Arrivés dans un camp militaire près de Kassel, ils apprennent le but du voyage : ils doivent plancher sur une réforme monétaire et la création d'une nouvelle monnaie. Ils restent ainsi quarante-neuf jours, totalement isolés du monde extérieur, à entendre un jeune lieutenant américain, Edward Tennenbaum, fils d'immigrant, juif de surcroît, exposer la réforme concoctée aux Etats-Unis. L'opération « Bird Dog » est lancée. Vingt-trois mille caisses de nouveaux billets imprimés aux Etats-Unis arrivent par bateaux à Bremerhaven, sont transportés par trains spéciaux dans les caves de la Reichsbank à Francfort avant d'être répartis dans les trois zones occidentales. Le Deutsche Mark est né. Le vendredi 18 juin, les Allemands apprennent la nouvelle par la radio : le dimanche 20, ils devront échanger leurs Reichsmarks sans valeur contre les nouveaux billets. Le Journal des Finances (2) donnera pour ses lecteurs français le détail de cet échange parfaitement spoliateur : l'ancienne monnaie (Reichsmarks, Rentenmarks, Marks alliés d'occupation) est démonétisée ; chaque Allemand habitant l'une des trois zones occidentales, possesseur d'une carte d'identité et d'une carte d'alimentation, reçoit 60 Deutsche Marks en échange de tous ses marks antérieurs ; les entreprises perçoivent 50 DM par employé comme fonds de roulement ; les emprunts d'Etat sont échangés au dixième de leur valeur, les dépôts en banque et les livrets d'épargne sont dévalués de 94 %. Pour la deuxième fois en une génération, les épargnants allemands sont ruinés. Ne sauvent leurs économies que ceux qui, le samedi, à la lecture du plan de réforme dans les journaux, se précipitent dans les magasins et y achètent ce qu'on veut bien leur vendre : l'histoire de cette ménagère achetant de la levure pour confectionner trois mille gâteaux est devenue un classique de l'histoire économique allemande.

Après avoir versé le prix du sang, les Allemands paient la facture financière de Hitler, qu'ils ont porté au pouvoir. La colossale dette accumulée par le régime nazi pour financer la guerre est quasi effacée : autour de 500 milliards de Reichsmarks selon Le JdF, qui, un an plus tôt, prédisait : « Il est probable que les événements imposeront une faillite totale et la répudiation de la dette par le Reich (3). » C'est fait ! Mais, si les petits épargnants sont étranglés, les détenteurs de biens réels et productifs, les industriels à même de produire des marchandises vendues en Deutsche Marks, sont les gagnants de la réforme monétaire. D'autant qu'elle a extirpé les risques d'une inflation dévastatrice. La République fédérale qui naîtra un an plus tard héritera de finances publiques quasiment sans dette. Et la masse monétaire contrôlée par une banque centrale née avant l'Etat et indépendante de lui est adaptée à la production.

Il est vrai que les Français n'ont pas conscience de l'importance de la réforme monétaire allemande. Dans son article annonçant la réforme, l'éditorialiste du JDF, Gaston Jèze, conclut ainsi : « L'ordonnance qui vient d'être promulguée n'opère pas une réforme monétaire proprement dite. La nouvelle monnaie est une monnaie intérieure ne pouvant être acceptée sur aucune place étrangère. C'est une pure création des autorités occupantes, un nouveau papier-monnaie substitué à l'ancien, courant tous les risques qu'ont subis le Reichsmark, le mark allié d'occupation. Il n'y a aucune raison pour que le Deutsche Mark soit plus stable que les billets précédents (2). » Mais, n'est-ce pas, chacun a droit à l'erreur !

Il est vrai que deux raisons au moins peuvent expliquer cette cécité : le syndrome français et la tension internationale. Le syndrome, c'est la crainte de la France de voir l'Allemagne se redresser trop vite et, de l'aveu du ministre des Affaires étrangères, c'est bien à contrecoeur que Paris accepte que le DM soit étendu à sa zone d'occupation : « Il est apparu pour des raisons techniques évidentes que la zone française ne pouvait pas se dissocier d'une réforme monétaire générale de l'Occident allemand, à défaut d'une mesure intéressant l'ensemble de l'Allemagne. » La France veut ménager Moscou, dont elle craint les réactions. Elles ne tardent pas : le 23 juin, les Soviétiques mettent en circulation de nouveaux billets dans leur zone et, la nuit suivante, bloquent tous les accès routiers, ferroviaires et fluviaux à Berlin.

Les Américains ripostent en lançant l'opération « Vittles », le pont aérien pour ravitailler la ville. La crise de Berlin est ouverte. Que les Russes répliquent en abattant un appareil américain et c'est la guerre. Soixante B 29, superforteresses propres à transporter des bombes atomiques, attendent sur des bases britanniques, prêts à décoller à tout moment. Mais le pire ne se produira pas et, le 12 mai 1949, Moscou lèvera le blocus durant lequel est instaurée la République fédérale suivie bientôt de la RDA à l'Est. Fait rarissime, la monnaie a précédé et créé l'Etat.

Et, pendant ce temps, la France est en proie à une terrible crise sociale et politique. Quelques titres de une du JdF en témoignent : « Crise de régime », « Pour tirer le pays du plus mauvais pas de son histoire », « A la dérive ». Le mouvement de grève qui frappe le secteur stratégique des mines tourne à l'automne 1948 à l'épreuve de force contre le « parti américain » favorable au plan Marshall. L'armée intervient. Pourtant, le pays se reconstruit : le barrage de Génissiat sur le Rhône est mis en eau. Zoé, la première pile atomique française, est mise en route. La 2 CV Citroën est la vedette du 35° salon de l'auto. A New York, Marcel Cerdan est devenu champion du monde, tandis qu'Edith Piaf conquiert Broadway.

(1) Voir Georges Valance, France Allemagne, le retour de Bismarck, Flammarion.

(2) Le JdF daté du 25 juin 1948.

(3) Le JdF daté du 23 mai 1947.