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Alors que l'Allemagne hitlérienne se réarme à marches forcées et que l'Italie mussolinienne envahit l'Ethiopie, la France est confrontée à deux crises graves. Une crise politique. Une crise économique. La crise politique est celle des institutions avec onze gouvernements en quatre ans, certaines équipes ministérielles étant renversées le jour même de leur intronisation.

Le Journal des Finances dénonce régulièrement cette dérive du système parlementaire : « La corruption des électeurs par les candidats et les élus, la surenchère démagogique, l'impuissance gouvernementale, la lâcheté générale, l'immoralité croissante des milieux politiques qui ont accepté les pires expédients, l'indiscipline administrative, l'instabilité des hautes fonctions, la désorganisation des services publics grâce aux interventions et aux empiètements des parlementaires, tels sont les résultats du régime pratiqué en France depuis la fin de la guerre. » (1)

La crise économique, quant à elle, tient aux retombées de la crise mondiale accentuées par la politique monétaire du bloc or. Le franc est surévalué en moyenne de 15 % par rapport aux monnaies des grands pays industriels, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'Allemagne qui tous ont décroché de l'étalon or. Résultat : les exportations sont tombées de 15 % à 6 % du PIB entre 1929 et 1935 et les taux d'intérêt dépassent les 5 %, alors qu'ils sont revenus à moins de 3 % en Grande-Bretagne et à 2,1 % aux Etats-Unis. C'est à ces deux défis, politique et économique, que Pierre Laval va s'attaquer.

Laval devient président du Conseil le 7 juin 1935. Le lendemain, une loi lui donne « des pouvoirs exceptionnels pour assurer la défense du franc et la lutte contre la spéculation ». A noter la priorité absolue donnée à la monnaie et non à la croissance. « L'objectif est tout à fait défini, observera plus tard le pourfendeur du bloc or (et du franc fort) Nicolas Baverez, il suffit de faire suffisamment baisser les prix français pour rattraper ceux de nos grands concurrents étrangers qui ont dévalué. Et à l'intérieur rétablir l'équilibre budgétaire en équilibrant les dépenses et en augmentant les impôts. » (2)

La loi du 8 juin permet à Laval de gouverner jusqu'à fin octobre par décrets-lois, c'est-à-dire en échappant au contrôle du Parlement. Il ne va pas s'en priver. Il laisse passer le 14 juillet et les manifestations prévues par la gauche, et sort le 17 juillet un premier train de mesures suivi de deux autres en août et en octobre. Au total, c'est une avalanche de 400 décrets-lois qui tombe sur les Français. La mesure la plus rude, la plus emblématique de la déflation Laval, est la réduction autoritaire de 10 % de toutes les dépenses publiques, à commencer par les salaires des fonctionnaires. Baisser les salaires nominaux, voilà ce qu'aucun gouvernement n'osera plus jamais faire. Mais la purge ne frappe pas seulement les fonctionnaires (les plus petits traitements sont réduits seulement de 3 %). Les anciens combattants sont touchés par la baisse de 3 % de leur pension et les rentiers par la réduction autoritaire des intérêts de la dette publique tandis que tous les emprunteurs peuvent durant quelques semaines négocier la baisse des taux de leurs emprunts.

L'arme fiscale n'est pas oubliée : les gros revenus voient leur impôt majoré de 25 et même de 50 % ; l'impôt sur les dividendes est porté à 24 % ; les entreprises travaillant pour la défense nationale devront payer 20 % sur leurs bénéfices ; mesure favorable aux locataires mais désastreuse pour les propriétaires : les loyers sont abaissés également de 10 %. Toujours dans le même esprit déflationniste, le prix du pain, du charbon, de l'électricité, du gaz et des engrais subit également une baisse autoritaire.

Le problème est que les résultats ne sont pas au rendez-vous. Les prix ne baissent pas suffisamment pour restaurer la compétitivité, tandis que la baisse du pouvoir d'achat réduit la consommation. « 1935, affirme Nicolas Baverez, marque le décrochage de l'économie française. Les entreprises qui avaient commencé à s'ajuster à partir de 1933 cessèrent totalement d'investir à partir de 1935. » Il s'installe dans le pays, et particulièrement chez les investisseurs, une déprime pernicieuse, à laquelle n'échappe pas, il faut le reconnaître, Le Journal des Finances. Le 20 septembre 1935, sous le titre « L'appauvrissement du monde est-il réel et définitif », son principal éditorialiste, le professeur de droit Gaston Jèze, écrit : « La conclusion est bien certaine. Il y a actuellement un appauvrissement général du monde et non pas un transfert de richesses. Cet appauvrissement est le plus souvent définitif. »

Le problème aussi est que la fuite des capitaux et de l'or reprend de plus belle, relançant le débat sur la dévaluation. Paul Reynaud peut lancer à la tribune de la Chambre : « Une monnaie surévaluée est suivie par les spéculateurs comme le gros gibier blessé est suivi à la course par les loups. » Même les experts qui ont préparé le programme de déflation doutent de sa pertinence, à commencer par Jacques Rueff, qui écrira : « Nous devions proposer des mesures propres à éviter la dévaluation en une période où elle était de toute évidence indispensable. » (3)

Le problème enfin est que les ménages sont toujours plus sensibles à la baisse de leurs revenus qu'à celle des prix. Le mécontentement est vif et il est certain qu'avec la menace fasciste, la politique du bloc or et la déflation Laval sont le ciment du Front populaire qui se constitue alors dans l'attente des élections de 1936. Dès août 1935, des milliers d'ouvriers en grève défilent sous le slogan « Pain, paix, liberté ». En janvier 1936, lâché par les radicaux, le ministère Laval tombe, emportant avec lui un programme de déflation « rationnel mais absurde. » (4)

Pendant ce temps, une curieuse ironie de l'histoire impose cette cure d'austérité aux Français alors même que le luxe s'expose et que la société de consommation commence à gagner les foyers les plus aisés. Difficile pour les fonctionnaires et les chômeurs, 1935 est une année heureuse pour tous ceux qui peuvent acheter un vrai Frigidaire pour 2.850 francs, une Renault Viva 85 six cylindres pour 31.200 francs, une caméra Ciné-Kodak Huit à partir de 730 francs ou une machine à laver électrique Calor pour 13 mensualités de 223 francs (5). Sans oublier le must de 1935 : faire partie des 2.230 passagers du luxueux Normandie qui a obtenu en juin le Ruban bleu pour sa première traversée de l'Atlantique.

1 Jdf du 31 mai 1935. 2 Conférence devant l'Institut Euro 92, le 11 décembre 1996. 3 J. Rueff, De l'aube au crépuscule, Plon. 4 Ibid. 5 Exemples et chiffres tirés des publicités de L'Illustration du 18 avril 1935.