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La crise du régime est-elle ouverte ? Le sang a coulé. Le cabinet est démissionnaire. Il semble impossible que, au point où en sont les choses, l'opinion publique laisse les pratiques parlementaires dans leur état actuel. » Rarement le ton du Journal des Finances n'a été aussi dramatique que dans ce numéro daté du 9 février 1934. Rarement aussi le journal ne s'est autant aventuré sur le terrain politique en demandant explicitement « la réforme du parlementarisme ».

Que se passe-t-il donc ? Tout bonnement une crise de régime qui s'est traduite trois jours auparavant par une énorme manifestation parisienne, qui s'est muée en émeute et a failli emporter la IIIe République. Le fameux « 6 février 1934 » dont les causes proches sont à chercher pour une grande part dans les scandales financiers qui secouent la place de Paris et qui présentent tous la même particularité d'avoir une dimension politique et d'entretenir des liens avec le puissant Parti radical. Je veux parler des scandales Hanau, Oustric et Stavisky.

L'affaire Hanau présente l'originalité d'être initiée par une femme à une époque où elles n'ont toujours pas le droit de vote. Celle qu'on appellera la « banquière », Marthe Hanau, fille de petits boutiquiers, était déjà passée en justice en 1917 pour avoir commercialisé le « bâton du soldat », un produit synthétique de café et de rhum censé réchauffer le poilu dans la tranchée. Une sorte de : « Un bâton du soldat et ça repart ! ».

En 1925, elle a une idée originale : adosser une banque, le Groupement technique de gérance financière, à un journal destiné à attirer les épargnants au nom de la défense du franc. La Gazette du franc et des nations, qui est proche des radicaux et soutient la politique de paix de Briand, récolte les plus grandes signatures et le maximum d'argent. Alfred Sauvy a décrit le mécanisme Hanau : « Le Groupement technique se mue en Services financiers de la Gazette du franc, qui s'occupent de la constitution de syndicats, sociétés en participation, dont l'activité est d'acheter et de vendre des valeurs au comptant, à terme et au hors cote » (1), La Gazette prélevant 10 % des bénéfices. Rien de vraiment scandaleux, sauf que ces syndicats cultivent l'opacité, comme le montre cet article des statuts : « Les opérations pour leur réussite exigeant le secret, les syndicats s'engagent à accepter les comptes tels qu'ils leur seront présentés, sans pouvoir exiger aucun détail des opérations. » Sauf que, surtout, Marthe Hanau monte un réseau inextricable de sociétés qui placera au total pour plus de 170 millions de francs de bons auprès des petits épargnants. La Section financière, alertée notamment par la Banque de Paris et des Pays-Bas, finit par enquêter. Marthe Hanau est arrêtée le 4 décembre 1928. L'affaire judiciaire qui durera des années s'accompagne d'une bataille politique : la presse d'extrême droite, mais pas seulement elle, estime que les complices politiques du scandale sont passés au travers des mailles du filet.

Quant aux épargnants, ils sont nombreux à penser que si on l'avait laissé faire, Marthe Hanau les aurait tous remboursés. Marthe Hanau qui se suicide en prison le 14 juillet 1935 en laissant ce mot : « J'ai la nausée de cet argent qui m'écrasa. »

L'affaire Oustric se déclenche en 1930, alors que le précédent scandale n'est pas encore retombé. Egalement issu d'une famille de petits commerçants, Albert Oustric végète dans la banque, lorsqu'il met la main en 1926 sur une mine d'argent en Bolivie, la Huanchaca. En annonçant de fausses découvertes minières et en arrosant les agences de publicité financière, il fait multiplier le cours de l'action par dix avant de jouer à la baisse, puis à la hausse. Bref, il s'enrichit alors que les gogos sont toujours en retard d'un train. Il se livre à des manipulations semblables sur d'autres titres et acquiert la Snia Viscosa, société de rayonne italienne qu'il fait coter à Paris. Mais survient la crise de 29, les cours s'effondrent avec les prix des matières premières.

Oustric dépose le bilan de sa banque : « Il a séché les comptes courants de la Banque Adam, dénonce le JdF du 22 novembre 1930. Des déposants qui ignoraient tout de ses entreprises voient disparaître leur argent. » Et sur cette escroquerie se greffe une affaire politique : on découvre que le garde des Sceaux Raoul Péret a été avocat-conseil d'Oustric et que ce sont des interventions politiques qui ont permis la cotation de la Viscosa. Le scandale est énorme. Quatre parlementaires passent devant la Haute Cour, mais sont acquittés. A l'Assemblée, un député lance : « Quand on a parlé des immenses écuries à nettoyer, il m'a semblé que beaucoup de chevaux applaudissaient. » Tandis que les chansonniers se signent « au nom du Péret, du fisc et du Saint-Oustric. »

Contrairement à Oustric, Stavisky n'a pas volé les petits épargnants, du moins pas directement. Ses victimes ont été des institutions et des compagnies d'assurances. Pourtant, cette affaire eut le plus gros impact politique et médiatique. Alexandre Stavisky a eu maille à partir avec la justice depuis son adolescence pour des indélicatesses de toute sorte. Mais, c'est le 24 décembre 1933 que débute l'« affaire Stavisky », le plus grand scandale politico-financier de l'entre-deux-guerres.

Ce jour-là, la police arrête le directeur du Crédit municipal de Bayonne, Tissier. La gigantesque escroquerie aux Monts de piété de Stavisky est découverte. Pour financer les prêts sur gages qu'ils accordent aux personnes dans la gêne, les Crédits municipaux émettent des bons eux-mêmes garantis par ces gages.

L'idée de Stavisky est de mettre la main sur les établissements d'Orléans et de Bayonne et d'émettre une masse de faux bons ou de bons dédoublés : il en émettra pour 70 millions de francs au Crédit municipal d'Orléans et pour 200 millions à celui de Bayonne. Mais ces bons, encore faut-il les placer. Et c'est là qu'interviennent les amis politiques, les ministres, les fonctionnaires véreux qui « recommandent » aux compagnies d'assurances ces produits financiers qui ne peuvent avoir la garantie officielle de l'Etat. D'où le scandale lorsque l'affaire éclate. Des ministres démissionnent et, le 8 janvier, Stavisky se suicide dans une villa de Servoz, dans les Alpes. La presse dénonce un assassinat camouflé en suicide. Et le 6 février au soir, les manifestants-émeutiers tentent de forcer les barrages du pont de la Concorde au cri de : « Assassins ! démission ! A la Chambre ! A bas les voleurs ! »

1 Alfred Sauvy, Histoire économique de la France entre les deux guerres. t. 3.