«La crise mondiale », titre le Journal des Finances daté du 12 décembre 1930. Rarement titre aussi alarmiste fut aussi exact. Comme l'écrit le journal, « un à un, les différents pays du monde sont touchés par la crise économique. Certains la subissent pleinement depuis plus d'une année. D'autres commencent à peine ». Dans la première catégorie, les Etats-Unis et l'Allemagne. Dans la seconde, la Grande-Bretagne et, bien sûr, la France. C'était le temps où, pour reprendre la formule de Schumpeter, « les gens sentaient le sol se dérober sous leurs pieds ».
Tout a commencé aux Etats-Unis, où le krach boursier de 1929 s'est mué en dépression économique (voir le dernier numéro du JdF). La crise boursière se répercute d'autant plus rapidement sur l'économie réelle qu'elle coïncide avec une série d'excellentes récoltes. Les prix agricoles s'effondrent et ruinent les exploitants qui s'étaient endettés pour s'équiper : le prix du blé baisse de près des trois quarts aux Etats-Unis. C'est l'époque des Raisins de la colère et Des souris et des hommes. La consommation et, à sa suite, la production industrielle chutent. Ford licencie à lui seul 60.000 ouvriers sans indemnités. Dans les Etats producteurs de pétrole, les autorités font fermer par l'armée 30.000 puits et contingentent la production des autres. Le chômage s'envole et finit par toucher plus de 13 millions de personnes. Les Américains commencent à douter de leur modèle de société et du libéralisme. D'autant que le président Hoover, qui a cru longtemps à une petite crise cyclique et a promis que « la prospérité est au coin de la rue », tarde à réagir. Et lorsqu'il le fait, c'est de façon plus que contestable. Si le lancement d'un programme de grands travaux est le bienvenu, l'augmentation massive des droits de douane enclenche un dangereux processus protectionniste : le tarif Hawley-Smoot voté en juin 1930 augmente de 40 % les droits sur le blé, le coton, la viande, les produits industriels.
Mesure illusoire car les autres pays, européens en particulier, ne pouvant plus vendre aux Etats-Unis, n'ont plus les moyens d'y acheter. De 1929 à 1930, les importations américaines baissent de 20 %, et les exportations de 30 % ! Le JdF, daté du 26 septembre 1930 pointe du doigt la responsabilité de ces mesures protectionnistes dans la diffusion de la crise : « Il semble bien que l'une des principales causes de la crise économique soit la lutte économique engagée entre les différents Etats par suite de l'exaspération du nationalisme qui anime tous les pays du monde. »
La crise, en effet, ne tarde pas à s'étendre, soit par contagion directe, soit parce que les mêmes causes (la surproduction) produisent les mêmes effets. Les puissances agricoles sont durement frappées, notamment celles qui connaissent ce qu'on a appelé « la crise des produits de dessert ». Au Brésil, par exemple, 35 millions de sacs de café (un sac pèse 60 kg) sont brûlés dans les locomotives. En France, on dénature le blé et on arrache les vignes. Mais c'est l'Autriche et l'Allemagne qui sont le plus touchées par la contagion déflationniste. En mai 1931, la plus grande banque autrichienne, la Creditanstalt, suspend ses paiements par suite de la dévalorisation de son portefeuille et de ses prêts à des entreprises mal en point. Peu de temps après, une grande banque allemande, la Danat, trop engagée dans une entreprise ayant spéculé sur la laine, suit le même chemin et met en danger tout le système bancaire allemand. Afin d'éviter cet effet domino, le président américain intervient et décide un moratoire sur les réparations allemandes et les dettes de guerre. Malheureusement, il s'agit là de la seule intervention collective pour conjurer la crise. La Société des nations réunit trois conférences internationales pour « une action économique concertée », mais sans résultat.
C'est l'heure du chacun pour soi, du repli des Etats sur eux-mêmes. L'URSS a montré le mauvais exemple en se coupant du reste du monde. L'Italie de Mussolini s'installe dans une économie de guerre avant l'heure : les salaires sont réduits, les milices fascistes contraignent les commerçants à baisser leurs prix, la priorité est donnée aux infrastructures et au réarmement. En Allemagne, le parti nazi, qui a effectué sa première percée lors des élections de 1930, mettra bientôt en oeuvre la même philosophie autarcique. Le Japon, qui redoute de voir son industrie étranglée par le protectionnisme occidental, fait un dumping d'enfer et réussit à vendre ainsi des montres en Suisse, de la bonneterie en Champagne et des bicyclette au Danemark. En attendant de se créer par la force une zone d'expansion en Chine. Même la Grande-Bretagne dit adieu à deux siècles de libre-échangisme pour protéger son industrie.
A l'aube de la Seconde Guerre mondiale
Quant à la France, elle se réfugie derrière ses droits de douane, le contingentement des importations et son stock d'or. Traditionnellement moins exportatrice, elle souffre plus tardivement d'une crise dont elle sortira également moins vite. Bref, alors que la crise est devenue mondiale, les gouvernements et les banques centrales sont incapables d'imaginer des remèdes mondiaux. Comme, l'expérience de la Grande Dépression aidant, ils sauront le faire, par exemple, lors du krach d'octobre 1987. C'est de cette insuffisance de réflexion et d'action que sortira pour une grande part la Seconde Guerre mondiale. Comme le pressent, dès mars 1932, l'éditorialiste du JdF : « Quoi qu'on en dise, l'Europe est, à l'heure actuelle, en pleine guerre économique. Et la lutte est chaque jour plus ardente. Comment peut-il, dans ces conditions, y avoir, entre les peuples, des relations politiques pacifiques ? »
Et, pendant ce temps-là en France, 1930 est baptisée l'année de toutes les catastrophes. De dramatiques inondations ont touché le Midi au printemps (200 morts) et la région parisienne à l'automne. De violentes tempêtes ont ravagé les côtes bretonnes. Une explosion de gaz a fait quarante morts à Lyon. Alors qu'est créée la retraite des anciens combattants pour les poilus de 14-18, que les troupes françaises évacuent la Rhénanie, commence en janvier la construction de la ligne Maginot sur la frontière de l'Est. Au cinéma, René Clair réalise son premier film parlant, Sous les toits de Paris, et Jean Renoir sort Le Bled pour le centième anniversaire de la conquête de l'Algérie.